La photographie sous l'Empire ottoman

À l’époque de l’invention de la photographie, l’Empire ottoman touchait à sa fin. Les administrateurs ottomans, qui imputaient ce déclin à l’incapacité de l’Empire à s’adapter au monde occidental, firent venir d’Europe de nombreux spécialistes. Ils leur confièrent des responsabilités dans les affaires militaires, économiques et sociales de l’État. Médiatisée par ces derniers, la ville d’Istanbul – qui s’appelait alors Constantinople –, devint le centre de tous les regards.

La découverte de la photographie dans la presse ottomane

Un matin d’automne, en ouvrant les pages du Takvim-i Vekayi – journal publié à Istanbul en turc, arabe, français, grec et arménien –, les Ottomans entendirent parler d’une étrange invention (28 octobre 1839, no 186) :

Première annonce faite en territoire ottoman de la découverte de la photographie ; l’article a paru dans le numéro 186 du quotidien Takvim-i Vekayi, le 28 octobre 1839 (19 Şaban 1255). © Collection Engin Özendes.

Fig. 1 : Le quotidien Takvim-i Vekayi
Première annonce faite en territoire ottoman de la découverte de la photographie ; l’article a paru dans le numéro 186 du quotidien Takvim-i Vekayi, le 28 octobre 1839 (19 Şaban 1255).
© Collection Engin Özendes.

« Ceci est la traduction d’un article paru dans plusieurs quotidiens en Europe : après de longues recherches, un homme a inventé un art particulier qui crée un curieux effet de miroir. Ce Français plein de talent, du nom de Daguerre, a capturé l’image d’objets réfléchis dans la lumière du soleil à l’aide de divers procédés artistiques et scientifiques. Cette merveille est le fruit d’une vingtaine d’années de recherches. L’invention a eu un grand succès et a suscité une admiration universelle.
Son principe est le suivant : l’image réfléchie d’un objet traverse un verre devant une boîte, qui peut être grande ou petite, et qui est fermée à toute autre lumière. L’image est ensuite reconstituée dans la boîte. Une préparation chimique permet de projeter sur une surface l’image visible à l’intérieur de la boîte. Après beaucoup d’expérimentations, Daguerre a mis au point un mélange à base d’iodure d’argent. Une plaque de cuivre est maintenue durant quelques secondes au-dessus de la vapeur d’iode avant d’être placée dans la boîte pendant cinq minutes, tandis que l’image de la scène traverse le verre. Si nous pensons à toutes les images que nous aimerions garder, nous pouvons imaginer l’intérêt de cette invention. Comme il est étrange qu’au moment où Daguerre fait cette découverte, l’Anglais Talbot utilise de pareille façon la lumière du soleil. Daguerre a cependant réussi à enregistrer des images avant lui. » (Fig. 1)

Quelques années plus tard, un autre journal, Ceride-i Havadis, décrivait à son tour cette étrange invention (15 août 1841, no 47) :

« ... Monsieur Daguerre a maintenant inventé le daguerréotype, c’est-à-dire une façon de dessiner avec la lumière à l’aide d’un appareil. Dans un très court laps de temps, il est possible d’enregistrer l’image d’une scène ou d’une armée sur une plaque. Si cette scène est une ville, on peut reconnaître tous les bâtiments et voir même les feuilles des arbres dans un jardin. Si la scène représente une armée, on distingue, dit-on, jusqu’aux poils de barbe des soldats. »

Les modes de vie fixés par la photographie

L’Orient, tel que l’imaginaient les Occidentaux, était à l’époque un lieu de rêve dépeint dans des gravures inspirées d’expériences réelles ou correspondant à une idéalisation fictive. Très différent de l’Occident par son atmosphère, ce territoire inconnu suscitait la curiosité.
À cette époque, Istanbul comptant de nombreuses maisons en bois, il ne se passait guère de jours sans qu’il y ait un incendie, et les pompiers – qui portent le nom de tulumbaci – devaient être prêts à intervenir à tout moment. Ces hommes courageux, qui se précipitaient en chantant, pompes à eau à l’épaule, vêtus de pantalons courts et de chemises échancrées, étaient saisissants et pittoresques par leur apparence.
Chaque quartier avait son café où l’on jouait parfois des scènes de théâtre d’ombres ou des pièces du théâtre populaire, l’ortaoyunu. Le reste du temps, les clients jouaient à divers jeux, bavardaient ou lisaient.
Les loges mevlevi étaient des complexes composés de locaux destinés à l’hébergement des derviches et de salles qu’ils utilisaient pour la prière et pour leurs danses tourbillonnantes. La loge de Galata, plus confortable à visiter pour les étrangers qui se rendaient à Istanbul, figurait sur tous les itinéraires touristiques.
Les cimetières étaient également des lieux de promenade. À la lumière des lampes, le soir, les musulmans et les chrétiens s’y retrouvaient, et toutes sortes de colporteurs y vendaient leurs marchandises, donnant à ces lieux des airs de fêtes foraines. Le concert donné dans le cimetière Tepebaşi par un orchestre militaire français de retour de la guerre de Crimée en 1855 a longtemps fait parler de lui à Péra.

Pascal Sébah, Caïque, 1870. © Collection Engin Özendes.

Fig. 2 : Pascal Sébah, Caïque, 1870.
© Collection Engin Özendes.

Avant la construction des ponts sur la Corne d’Or, la traversée entre Péra et Istanbul se faisait à l’aide de caïques, longues barques étroites qui constituaient le principal moyen de transport dans cette ville entourée d’eau. À la belle saison, les ambassades gagnaient leurs résidences d’été sur les rives du Bosphore et les voyages en caïque dans le détroit étaient parfois source de frayeur pour les étrangers (Fig. 2).
Si l’on utilisait les caïques sur l’eau, sur terre, on se déplaçait en voitures à cheval : phaétons en été et coupés fermés en hiver. Mais ces voitures étaient trop larges pour les rues étroites de la ville ; dans ce cas, le seul moyen de transport possible pour les femmes était la chaise à porteurs.

Les photographes voyageurs

L’amélioration des moyens de transport et le début du tourisme organisé eurent un effet inattendu sur l’art. Durant des siècles, les voyages avaient été le privilège d’aventuriers, d’artistes, d’archéologues ou d’écrivains qui avaient une fortune personnelle ou étaient financés par de riches mécènes. Désormais, en Méditerranée, les navires à vapeur permettaient aux classes moyennes de se rendre dans des pays lointains. L’invention de la photographie et l’amélioration des conditions de transport contribuèrent à attirer de plus en plus de voyageurs vers les charmes de l’Orient. Les premiers touristes photographiaient essentiellement des paysages.

Gaspard-Pierre-Gustave Joly de Lotbinière (Frauenfeld, 1798 – Paris, 1865).
En novembre 1839, Lotbinière tenta de réaliser des daguerréotypes en Égypte, puis ramena des images de Palestine, de Syrie et de Turquie. Cinq d’entre elles figurent dans un album intitulé Excursions daguerriennes, vues et monuments les plus remarquables du globe (1840-1844), qui est le premier livre de photographies publié au monde.

D’après une photographie de Frédéric Goupil-Fesquet, Deux femmes d’Izmir (Smyrne), 1839. Parue dans Voyage d’Horace Vernet en Orient, Paris, 1843. La femme à gauche porte des vêtements contemporains ; celle de droite, un costume traditionnel. © Collection Engin Özendes.

Fig. 3 : D’après une photographie de Frédéric Goupil-Fesquet, Deux femmes d’Izmir (Smyrne), 1839.
Parue dans Voyage d’Horace Vernet en Orient, Paris, 1843.
La femme à gauche porte des vêtements contemporains ; celle de droite, un costume traditionnel.
© Collection Engin Özendes.

Participèrent également à cette expédition photographique partie de Marseille en octobre 1839 le peintre français Horace Vernet (Paris, 30 juin 1789 – Paris, 17 janvier 1863) accompagné de son neveu Charles-Marie Bouton (Paris, 1781 – Paris, 1853) et du daguerréotypiste Frédéric-Auguste Antoine Goupil-Fesquet (1817–1878). Après avoir réalisé quelques photos en Égypte et au Proche-Orient, ils arrivèrent à Izmir (Smyrne) le 9 février 1840 (Fig. 3).

À la demande de Lalande, le capitaine du Iéna, Fesquet organisa le 13 février une présentation de daguerréotypes qui connut un certain succès. Débarquant à Istanbul le 16 février, Fesquet prend des photographies de la ville sous la neige.

Maxime du Camp (Paris, 1822 – Baden-Baden, 1894), arrivé à Izmir en mai 1843, visita les alentours de la ville, mais aussi Éphèse d’où il gagna Istanbul. Son livre, illustré d’images prises durant ce voyage, paru en 1848 à Paris, chez l’éditeur Bertrand, sous le titre Souvenirs et paysages d’Orient : Smyrne, Éphèse, Magnésie, Constantinople, Scio.

Lors d’un voyage au Proche-Orient entre 1842 et 1844, Philibert-Joseph Girault de Prangey (Langres, 20 octobre 1804 – Courcelles-Val-d’Esnoms, 7 décembre 1892) photographia des bâtiments, des monuments et des paysages. De retour en France, il se servit de ces images pour exécuter des lithographies aquarellées. Ces images furent réunies dans un ouvrage intitulé Monuments et Paysages de l’Orient : Algérie, Tunisie, Égypte, Syrie, Asie-Mineure, Grèce, Turquie, etc. Lithographies exécutées en couleur d’après ses aquarelles.

Carlo Naya (Tronzano Vercellese, 2 août 1816 – Venise, 30 mai 1882) arriva à Istanbul en 1845, accompagné de son frère Giovanni. Ils y travaillèrent durant des années. Quand son frère décéda en 1857, Carlo quitta Istanbul et retourna en Italie où il s’installa à Venise.

En 1853-1854, Pierre Trémaux (Charrecey, 20 juillet 1818 – Tournus, 12 mars 1895) produisit des calotypes de toutes sortes de bâtiments anciens et contemporains en Grèce, Anatolie, Syrie, Égypte, Libye et Tunisie.

John Shaw Smith (1811-1873), aristocrate irlandais et archéologue amateur, prit une image de Péra en 1852. À notre connaissance, il est le premier à avoir associé deux négatifs.

À l’occasion de missions scientifiques, Ernest de Caranza (1837-1863) visita Istanbul en 1839 et en 1852, année où il ouvrit un studio de photographie. Il constitua un album de cinquante-cinq clichés, qu’il offrit au Palais ; pendant son séjour, il reçut le titre de « photographe officiel du Sultan ». Il fut décoré de la médaille de Medjidié de 5e classe.

Alfred-Nicolas Normand (Paris, 1er juin 1822 – Paris, 9 mars 1909) rapporta des clichés d’Istanbul en 1852 et 1887.

Alphonse de Moustier, membre de la Cour des comptes et parent du marquis de Moustier (1817-1869), ambassadeur de France en Turquie, obtint en 1862 l’autorisation impériale du gouvernement ottoman de réaliser des photographies dans toute l’Anatolie.

Félix Bonfils, Mersin, vers 1870. © Collection Engin Özendes.

Fig. 4 : Félix Bonfils, Mersin, vers 1870.
© Collection Engin Özendes.

Ayant quitté la France avec sa famille pour venir à Beyrouth en 1867, Félix Bonfils (Saint-Hippolyte-du-Fort, 8 mars 1831 – Alès, 1885) y ouvrit un studio photographique. Dans les années 1870, il réalisa des photographies à Alexandrie, au Caire et dans toute la Grèce, dans les îles de la mer Égée, à Istanbul, Éphèse, Izmir, Bergame et Antioche (Fig. 4).

Adrien Bonfils (1861-1929) rejoignit son père en 1878. Mère, père et fils collaborèrent à l’élaboration d’albums de photographies qui illustraient la vie au Proche-Orient ou représentaient des paysages et des sites archéologiques. Après la mort de Félix, Adrien poursuivit une carrière de photographe durant plus de dix ans en compagnie de sa mère, Marie-Lydie Cabanis (1837-1918).

Camille Rogier (1810-1896), Gérard de Nerval (1808-1855), Jules Derain, Jakob August Lorent (1813-1884), Claude-Marie Ferrier (1811-1889), Francis Frith (1822-1898), Jules Delbet (1836-1906), Pierre Loti (1850-1923), Francis Bedford (1816-1894), Frank Mason Good (1839-1928), Gustave Fougères (1863-1927), David George Hogart (1862-1927), le capitaine Barry, Charles-Édouard Jeanneret dit « Le Corbusier » (1887-1965) et Albert Kahn (1860-1940) sont également les acteurs de cette histoire de la photographie en terre ottomane.

Les premières photographies de guerre au monde

James Robertson, Sainte-Sophie, 1853. © Collection Engin Özendes.

Fig. 5 : James Robertson, Sainte-Sophie, 1853.
© Collection Engin Özendes.

En 1853, le gouvernement britannique chargea Roger Fenton (mars 1819 – 8 août 1869) de prendre des photographies de guerre en Crimée, où la Grande-Bretagne et la France soutenaient les Ottomans contre les Russes. En 1855, Fenton prit ainsi 360 clichés, qui sont les premières images de guerre au monde. Atteint du choléra, il revint en Grande-Bretagne.

En août 1855, James Robertson (1813 – avril 1888), qui travailla comme graveur à la Monnaie impériale et, parallèlement, prit des images d’Istanbul, fut envoyé en Crimée pour remplacer Fenton. Il réalisa plus de 60 photographies de la guerre, qui touchait alors à sa fin. Après les années 1850, en collaboration avec Felice Beato (1825-1907), il effectua un relevé architectural documentaire d’Istanbul (Fig. 5).

Photographie et religion

Traditionnellement, les membres de la communauté musulmane choisissaient l’une des trois carrières qui promettaient des salaires sûrs et réguliers : l’armée, la fonction publique ou l’engagement religieux, en tant qu’oulémas (savants spécialistes du droit canonique). Peu optaient pour le commerce, qui était une activité non seulement risquée, mais aussi méprisée par les gens raffinés. Le commerce était donc largement abandonné aux communautés chrétiennes et juives.
Dans le Coran, aucun verset n’interdit la représentation. Ce qu’interdit l’islam n’est pas la figuration, mais l’adoration des figures. Cependant, bien qu’il ne s’agisse pas d’un précepte strictement coranique, certains hadîths1 considèrent que les personnes qui représentent des êtres vivants tentent d’égaler le Dieu créateur.
De même, la représentation est interdite chez les juifs. « Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car moi, Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux... » (Exode 20:4-5, trad. École biblique de Jérusalem).
L’introduction de la photographie en terre ottomane a donc d’abord été le fait de voyageurs chrétiens, arméniens et grecs. Vers la fin du xixe siècle, toutefois, certains Levantins s’initièrent également à cette pratique.

Les premiers studios locaux

Sébah & Joaillier, Porte de l’imaret de Sainte-Sophie, 1890. © Collection Engin Özendes.

Fig. 6 : Sébah & Joaillier, Porte de l’imaret de Sainte-Sophie, 1890.
© Collection Engin Özendes.

Les premiers voyageurs occidentaux au Proche-Orient ont d’abord photographié leur environnement, mais, peu à peu, ils y ont intégré des personnages. En se familiarisant avec le monde islamique, ils ont surmonté leur timidité et se sont intéressés davantage aux scènes de rue. Avec le temps, la multiplication de représentations humaines va encourager l’apparition de studios de photographes et le développement du portrait.
La Grand’Rue de Péra était, par son style, l’artère la plus occidentale de la capitale impériale. C’est donc ce quartier qui, dans les années 1850, va accueillir cette nouveauté qu’est le métier de photographe.

Basile Kargopoulo (1826-1886), photographe d’origine grecque, ouvrit un studio à Péra en 1850. Il joua un rôle de tout premier plan dans la production de panoramas d’Istanbul et d’images urbaines documentaires. Par ailleurs, il possédait une riche garde-robe qui permettait à des jeunes, oisifs et enthousiastes, de se déguiser pour se faire photographier. Il obtint du sultan Abdülhamid le titre de photographe de Sa Majesté Impériale.

Pascal Sébah (Istanbul, 1823 – Istanbul, 25 juin 1886) ouvrit en 1857 un studio appelé El Chark Société Photographique, et, vers la fin de 1873, il en ouvrit un second à côté du célèbre hôtel Shepard au Caire. Pascal Sébah prit des images d’Istanbul, de Bursa (Brousse), du Caire et du Proche-Orient. En 1888, son fils, Jean-Pascal Sébah (1872-1947), s’associa par l’entremise de son oncle Cosmi (? -1896) à Policarpe Joaillier (1848-1904), photographe installé à Istanbul. Leur studio, connu sous le nom de Sébah & Joaillier, connut un âge d’or à cette époque (Fig. 6).

Les visiteurs étrangers, en constante augmentation, commandaient dans des catalogues des images de panoramas urbains, de scènes de la vie quotidienne et de gens ordinaires. Parmi la variété infinie de photographies, les plus populaires étaient celles de femmes orientales et de harems, magistralement créées dans le studio Sébah & Joaillier. Elles portaient des titres comme Femme turque, Jeune Fille turque ou Femme musulmane, mais, en réalité, une musulmane ne pouvait poser devant un objectif sous peine de sanctions de la part des administrateurs ottomans. Les modèles étaient donc généralement choisis parmi les femmes travaillant dans les établissements de divertissement de Péra. Parfois, il s’agissait de dames occidentales en visite, ayant revêtu pour l’occasion un costume oriental. La difficulté de trouver des modèles féminins conduisait certains photographes à faire appel à des hommes travestis en femmes (Fig. 7).

Abdullah Frères, Portrait, vers 1880. © Collection Engin Özendes.

Fig. 7 : Abdullah Frères, Portrait, vers 1880.
Parce qu’il était difficile de trouver des modèles féminins acceptant de poser pour les photographies de musulmanes vendues aux touristes, on faisait parfois appel à des hommes qui se déguisaient pour l’occasion. Cependant, malgré le voile, ils se trahissent souvent par leur posture ainsi que par leurs mains et leurs pieds.
© Collection Engin Özendes.

Abdullah Frères, Procession du vendredi à la mosquée de Yildiz, vers 1880. © Collection Engin Özendes.

Fig. 8 : Abdullah Frères, Procession du vendredi à la mosquée de Yildiz, vers 1880.
© Collection Engin Özendes.

Kevork (1839-1918), qui revint de Venise en 1858 avec ses frères Viçen (1820-1902) et Hovsep (1830-1908), reprit le studio du chimiste et daguerréotypiste allemand Rabach, qui souhaitait rentrer dans son pays. Ils ouvrirent le studio Abdullah Frères. Quand, en 1863, ils firent le portrait du sultan Abdülaziz (r. 1861-1876), ils obtinrent le titre de photographes de Sa Majesté Impériale, qui marqua le début de leur ascension. En 1886, ils ouvrirent une succursale au Caire, qui fut très active durant neuf ans et connut le succès avant de fermer en 1895. Des familles arméniennes, établies dans différentes parties de l’Empire, envoyaient leurs enfants à Istanbul pour qu’ils y apprennent un métier. Ces jeunes travaillaient comme apprentis dans les studios de photographes arméniens, comme, en particulier, celui des frères Abdullah. Le métier de photographe va ainsi devenir un quasi-monopole arménien (Fig. 8).

Tancrède R. Dumas (1830-1905), qui travaillait depuis 1860 à Beyrouth, arriva à Istanbul en 1866, où il ouvrit un studio dans le quartier de Péra.

Nikolai Andriomenos (1850-1929) travailla durant près de trente ans dans le studio qu’il créa en 1867 à Beyazit, puis en ouvrit un nouveau à Péra en 1895. Il exerça son métier jusqu’au dernier jour de sa vie, le 27 janvier 1929. Son fils, Tanas Andriomenos (1900-1988) reçut en héritage le dernier appareil photographique de son père, dont il poursuivit le métier jusqu’à sa mort.

Guillaume (Gustaf Adolf) Berggren (1835-1920) ouvrit un studio de photographie à Péra au début des années 1880. Maîtrisant parfaitement la technique, il réalisa de magnifiques vues d’Istanbul, de ses rues, du Bosphore et de ses rives, ainsi qu’une grande variété de paysages.

Bogos Tarkulyan (? -1940) créa un studio en 1880 sous le nom de « Phébus ». Avec talent, il coloria ses photographies dans des teintes pastel. Dans les années 1890, il rapporta de France un cheval en plâtre haut de 70 à 80 centimètres pour y faire poser les enfants durant les séances de photographie.

Louis Saboungi (1838-1931) partit en 1871 pour faire le tour du monde, et prit de nombreuses photographies au cours de ce voyage. Il arriva à Istanbul en 1889. Traducteur et conseiller du sultan Abdülhamid II, il donna parallèlement des cours de photographie aux enfants du sultan.

Mihran İranyan, qui ouvrit un studio à Péra en 1891, photographiait, avec une approche esthétique saisissante, des portraits, scènes de rue d’Istanbul, paysages, cimetières, marchands ambulants et monuments. Solidement composées et riches en contenu, ses photographies pouvaient rivaliser avec celles des meilleurs studios de l’époque.

Les photographes militaires

Ali Sami Aközer, Servili Ahmed Emin, 1886. © Collection Engin Özendes.

Fig. 9 : Ali Sami Aközer, Servili Ahmed Emin, 1886.
L’adjudant-major Ahmed Emin, avec son matériel photo.
© Collection Engin Özendes.

Hors de toute institution à visée commerciale, les photographes militaires réalisèrent de nombreux travaux photographiques sur le Palais et contribuèrent à enrichir la documentation sur la vie à l’époque de l’Empire ottoman.

Parmi les photographes militaires les plus connus, citons le capitaine Hüsnü Bey (1844-1896), qui publia en 1872 A Treatise on Photography ; Servili Ahmed Emin (1845-1892) (Fig. 9), qui prit de nombreuses photographies dans différentes villes d’Anatolie où il se rendit sur ordre du sultan ; le capitaine de corvette Mehmet Hüsnü (1861- ?), qui se vit décerner pour ses travaux la médaille de Medjidié de 5e classe ; Fahrettin Türkkan Paşa (1868-1948), qui, ayant appris la photographie auprès d’ingénieurs français travaillant avec son père, prit des images d’Istanbul ; Üsküdarlı Ali Sami Aközer (1867-1936) qui, durant des années, initia les princes (shahzadah) à la photographie et accompagna, en 1898, l’empereur allemand Guillaume II entre Istanbul et Jérusalem, et Bahriyeli Ali Sami, photographe en chef du Darülaceze2, professeur de photographie à l’école navale et auteur d’un manuel sur les principes à respecter lors de la prise de vues.


Le rôle du Sultan Abdülhamid II dans l’essor de la photographie

De tous les sultans ottomans, Abdülhamid II a été le défenseur le plus enthousiaste de la photographie. En 1901, année du 25e anniversaire de son intronisation, il ordonna, dans le contexte de l’amnistie proclamée dans l’Empire ottoman, que tous les prisonniers d’Istanbul soient photographiés. Il avait déjà créé, dès 1894, un studio de photographie au palais de Yildiz. Dans la mesure où le sultan invitait à couvrir les événements du pays et à photographier les principales institutions, nombre de photographes gravitaient autour du Palais. Grâce à eux, Abdülhamid II pouvait suivre ce qui se passait dans son pays.

Les premiers studios musulmans

En 1910, Bahaeddin Bediz (1875-1951) ouvrit à Istanbul, sous le nom de « Resna », le premier studio appartenant à un musulman. Spécialisé dans les portraits, le studio devint vite très célèbre, mais son ascension fut de courte durée et son déclin tout aussi rapide : son activité ne dura que quinze ans.

Naciye Hanım (Suman) (1881-1973), première femme photographe de l’époque ottomane, ouvrit un studio en 1919 et accrocha un écriteau sur la porte de sa propre maison : « Naciye, photographe pour dames ». Les femmes qui écrivaient à leurs maris partis sur le front durant la guerre d’indépendance joignaient à leur lettre un portrait d’elles, pris dans ce studio.

Les photographies de guerre et les premières années de la République

Arif Hikmet Koyunoğlu, Marchand ambulant dans une rue d’Eyüp, 1905. © Collection Engin Özendes.

Fig. 10 : Arif Hikmet Koyunoğlu, Marchand ambulant dans une rue d’Eyüp, 1905.
© Collection Engin Özendes.

Les photographes de la guerre d’indépendance étaient, pour la plupart, des soldats participant aux combats. Esat Nedim Tengizman (1898-1980), Etem Tem (1901-1971), Burhan Felek (1895-1982) et Arif Hikmet Koyunoglu (1888-1982) figurent parmi les photographes les plus importants de cette époque (Fig. 10).

Après la proclamation de la République, les studios devinrent florissant, souvent sous le nom de « Zafer » (Victoire). Dans l’euphorie générale, de nombreux photographes – dont les plus connus sont Etem Tem (1901-1971) et Cemal Işıksel (1905-1989) – multiplièrent les photographies de Mustafa Kemal Atatürk, chef suprême et président de la République turque nouvellement créée.

1Ensemble des traditions relatives aux actes et aux paroles du prophète Mohammed.
2Établissement créé le 2 février 1896, sous le règne d’Abdülhamid II, pour prendre soin des indigents et des orphelins.





Engin Özendes
Historienne de la photographie
Commissaire d’expositions

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